À son image

de Jean-Marc Huitorel

Au cours des années trente et dans un contexte intellectuel des plus complexes où ses adversaires ne se situaient pas forcément là où on les aurait attendus, Walter Benjamin travailla à construire la notion d'aura (construction éminemment critique puisqu'il n'en énonça le principe qu'en en constatant la disparition). À travers des notes non publiées et différentes versions de son texte-clé, L'œuvre d'art l'époque de sa reproductibilité technique, le philosophe revient sans cesse sur cette aura dont le constat de la disparition a été très diversement interprété et dont Bruno Tackels a récemment retracé les avatars.(1)

Loin de Benjamin l'idée d'associer la reproductibilité des œuvres d'art à la seule époque moderne. De tout temps, les œuvres ont été reproductibles, et reproduites. Seule la reproduction technique de l'œuvre d'art est chose récente et nouvelle. Ce que la reproductibilité fait perdre à l'œuvre, c'est, selon Benjamin, son authenticité, « l'ici et maintenant de l'original (2) », « l'ensemble de tout ce qui peut se transmettre d'elle depuis l'origine, de la matérialité durable jusqu'à sa qualité de témoignage historique ». Et c'est en constatant son dépérissement que Walter Benjamin va définir le concept d'aura. « On peut désigner tout ce qui échappe à la reproduction technique par le concept d'aura (4). » « Nous définissons cette dernière (l'aura) comme unique apparition d'un lointain, si proche qu'elle puisse être.(5) » On voit bien, et l'auteur l'explique à l'envi, combien l'aura correspond à une fonction rituelle, cultuelle de l'art. Par ailleurs, l'aura suppose également une distance (le lointain) avec l'œuvre à laquelle n'accède qu'un nombre limité d'individus. Ainsi l'œuvre auratique se prête-t-elle peu à l'exposition ; au contraire, c'est le secret qui lui sied, l'ombre et le retirement. À partir de là, Benjamin va définir l'époque moderne, celle de la reproductibilité technique, précisément comme le temps de l'exposition, phénomène qui va transformer le rapport du public (dans les années trente, on disait « les masses ») à l'art et marquer le début de la crise de la peinture (bien plus, à ses yeux, que l'invention de la photographie). L'œuvre d'art aujourd'hui, non seulement, se reproduit techniquement, mais est conçue pour cela. On verra comment ces remarques, un demi-siècle plus tard, quoique dans un contexte fort différent, fournissent des outils aussi paradoxaux que précieux pour envisager l'œuvre de Gilles Mahé à l'aune du statut des images.


Que le constat par Benjamin de la perte de l'aura ne relève pas de cette posture nostalgique que de nombreux lecteurs lui ont prêtée, c'est aujourd'hui une évidence très bien mise à jour par Bruno Tackels qui va bien plus loin. « La pensée de Walter Benjamin s'expose et nous expose à toute autre idée du destin de l'art, qui déjoue toute forme de nostalgisme, sans pour autant se réfugier dans l'illusion mystique d'une transcendance salvatrice. Cette idée de l'art se risque à penser la perte (de l'aura) effectivement à l'œuvre dans l'art comme étant l'origine même de toute œuvre - son « aura » et son sens (6). » Et plus loin : « L'aura de l'œuvre à l'époque classique n'est pas autre chose que l'intrusion d'un pouvoir exogène décidé à pénétrer le champ de l'art pour mieux assujettir le monde. (...) La modernité est donc, comme moment d'une perte généralisée de l'authenticité, l'époque où l'art, plus que jamais, se révèle dans son existence, se dévoile dans son autonomie comme pure existence. C'est paradoxalement au moment où l'art semble le plus menacé qu'il apparaît avec le plus d'éclat.(7) »

Si l'aura se définissait d'abord par l'unicité (mais unicité de l'œuvre comme objet ou unicité de l'expérience à laquelle l'œuvre donnait lieu ?), qu'en est-il d'une œuvre où les notions d'original et de copie sont à ce point perturbées, où la copie devient l'original, où l'original s'échappe constamment ?

Il s'agira pour nous, au-delà de la perte de l'aura et des débats qui ont opposé Benjamin à ses collègues de l'institut de Francfort, de tenter de cerner chez Mahé un possible statut de l'image au sein d'un corpus qui fait du ready-made photographique et plus encore de la photocopie (photocopies parfois de ces photographies-là) l'un des moteurs de son effet de présence. Si cette question de la perte de l'aura (l'aura est morte, vive l'aura) nous paraît importante, c'est qu'en la situant historiquement, Walter Benjamin signale le début d'une réévaluation de l'œuvre d'art (effectivement à l'époque de sa reproductibilité technique) dont la photographie puis le cinéma ont constitué les premiers exemples paradigmatiques, mais qui ont, depuis les années soixante et soixante-dix, franchi un nouveau palier. Cette nouvelle étape, d'une certaine manière, Benjamin en avait posé les prémisses quand il écrivait : « La technique de la reproduction détache ce qui est reproduit du domaine de la tradition. En multipliant les reproductions, elle remplace la présence unique par la présence massive. En ce qu'elle autorise la reproduction à aller au-devant de celui qui la reçoit dans la situation où celui-ci se trouve, elle actualise ce qui est reproduit8. » Ce que nous empruntons à Walter Benjamin pour dire quelque chose du travail de Gilles Mahé concerne en premier lieu le statut de l'image au second stade de la disparition de l'aura (celui de la photocopie) puis la définition de nouveaux rapports entre l'auteur et l'œuvre, entre l'auteur et le public, enfin entre l'œuvre et le public.

L'image occupe une place prépondérante, centrale, essentielle dans le travail de Gilles Mahé mais elle ne délivre toute sa pertinence et toute son originalité qu'en lien avec d'autres paramètres. Si l'on veut embrasser la totalité de cette œuvre, et y arriverait-on jamais, il conviendrait en particulier d'envisager un autre pôle, comme un pendant à l'image, bien que tous deux s'interpénètrent constamment, comme on le verra : c'est ce qu'on pourrait cerner par les notions d'attitude, d'échange, de ces multiples relations que l'artiste n'a cessé de tisser tout au long de sa vie, c'est à-dire de son travail. L'image n'est d'ailleurs envisageable chez lui qu'en termes de circulation, d'échange, de retraitement, de transformation, de réutilisation, d'interprétation, de critique.

Avant même qu'il ne songe à exposer, avant qu'il n'ait l'idée de « faire l'artiste » comme il aimait à le dire, Gilles Mahé, par ses activités professionnelles, ses centres d'intérêt aussi, a très tôt vécu dans ce monde si spécifique de l'image qu'est la publicité. Ainsi il travaille dans divers journaux où il s'occupe de la promotion. De la pub, il en vend pour le compte des guides Sus (camping et caravaning) qui appartiennent à un groupe de presse qui comprend également l'Action Automobile et Maisons et Jardins. Plus tard, à la fin des années soixante, il rencontre François Barré, Gilles de Bure et quelques autres qui fondent la revue Créé Architecture. Les premiers numéros se conçoivent chez les Mahé, à Boulogne, mais l'association ne dure pas.

Peu après, il est contacté par l'équipe de La Maison de Marie-Claire (groupe Prouvost). On était là, véritables pionniers, en un terrain encore vierge, celui du design intérieur et de la maison. Mahé s'y occupe de la promotion. II y reste trois ans, jusqu'en 1972, année décisive, celle des ruptures et des commencements. Gilles et Michèle, son épouse, qui y travaille également, démissionnent de chez Prouvost, abandonnent leur existence confortable pour s'en aller voyager aux États-Unis avec leurs deux enfants. Là-bas, ils aménagent un bus scolaire et ils sillonnent le pays sans but particulier. Ce home roulant sera lui-même conçu avec simplicité mais aussi avec un soin particulier, une image d'une certaine manière comme le montre un reportage publié ensuite dans Marie-Claire. Le voyage dure neuf mois. Ils reviennent avec un stock de près de 10 000 photos. C'est là, dans cette impressionnante provision, que se trouve la source de ce que Mahé va développer au fil des trente années qui suivent, la source et aussi le déclic. Ces images, réalisées en grande partie par Gilles, le couple va tenter de les vendre à des magazines dès son retour en France. À ElIe, il présente une maquette de 12 pages, sorte de digest de leur périple. Refus. La Maison de Marie-Claire, en revanche, leur achète des sujets pendant un an environ, dont un 12 pages sur la récupération de matériaux qui, semble-t-il, n'est pas passé inaperçu dans le journal et au sein de la rédaction. C'est autour de ces années de pub et de voyages, de graphisme et de magazines, et bien avant sa première exposition, que s'ancre cette passion de Gilles Mahé pour la maquette et le montage d'images, pour la mise en page et ce qu'il envisage déjà comme une forme de collage. Images donc, issues de sa vie et, au rebours de l'icône, tout de suite injectées dans la circulation et l'échange vif. C'est dans ce stock que, le moment venu de la première exposition, 35 avenue Foch, en 1978, il va puiser son matériau (9).


35 avenue Foch En 1977, je me suis dit que je voulais exposer des trucs. Je crois que j'avais emmagasiné beaucoup de choses mais en gros, ma culture commence à Elvis Presley. Dans le monde de l'art, je connaissais des gens. On ne peut pas tout embrasser. II faut faire confiance à certaines personnes. Ma belle-mère possédait un appartement de 300 dans un demi-sous-sol, avenue Foch. Avenue Foch, c'est hyper-bourgeois et c'est aussi un quartier à putes, c'est un mélange troublant. Ma première exposition, 35 avenue Foch, coïncide avec les débuts de Gratuit. Pour cela, j'ai malaxé un stock de 10 000 images des USA plus d'autres d'ici. À l'époque, Kodak faisait des accordéons de photos. On donnait ses douze photos et ils vous les montaient en dépliants. Certaines images étaient tête-bêche. Je suis allé chez eux pour travailler ces « désordres » avec les techniciens des machines. C'est une chose qui m'intéresse beaucoup : approcher les gens dans leur travail de tous les jours et leur apporter un plaisir. Résultat: des bandes de photos avec le même écart de chaque côté (je ne crois pas que je connaissais Buren à l'époque). Dans le magasin que nous tenions, Michèle et moi, à Garches, Chinatown, comme je savais que j'allais faire cette expo, j'enregistrais les gens (des clients, étrangers entre autres) à qui je demandais de dire : « Vous pouvez toucher les photos. » Pendant un an, en russe et dans toutes les langues... Un copain m'a fait une bande-son diffusée pendant l'exposition (musiques, bruits divers, entrecoupés de « Vous pouvez toucher les photos »). J'ai fait une vidéo. On a tracé une ligne bleue tout autour de l'appartement. On avait une chaise de malade (fauteuil roulant) et sept personnes s'associant pour filmer sous différents angles, selon différentes règles. Cette vidéo, on l'a ensuite projetée dans d'autres expositions.

Ainsi commence la vie artistement publique de Gilles Mahé, avec des images à propos desquelles la bande-son, et c'est capital, diffuse cette injonction : « Vous pouvez toucher les photos. » On peut, en effet, dès cette époque, se demander si, pour Gilles Mahé, la fonction première des images est bien d'être regardées ou si, plus justement, il ne s'agit pas surtout d'un vecteur d'échange, une manière de lien, un appel à la participation, un objet transitionnel. Benjamin distinguait deux modes de réception des œuvres d'art : « ...dans l'un l'accent porte sur la valeur de culte, dans l'autre sur la valeur d'exposition. » Force est de constater qu'avec Gilles Mahé on se trouve au cœur d'une troisième modalité qui est celle de la participation du récepteur, qui devient à son tour acteur voire signataire à part entière et parfois exclusive de l'œuvre. Cette mutation, qui relève quasiment de la rupture épistémologique, Walter Benjamin l'annonce également : « La distinction entre auteur et public est ainsi en voie de perdre son caractère fondamental. Elle devient une distinction fonctionnelle, s'appliquant au cas par cas, d'une manière ou de l'autre(10). »

Mais l'exposition ne saurait suffire à nourrir le désir d'images de Gilles Mahé et l'idée d'un magazine, restée vivace en lui, allait dans le même temps trouver une première occasion de se réaliser. Ce sera l'aventure de Gratuit. À feuilleter l'ensemble de la collection de ce magazine en images (26 numéros entre 1979 et 1994), on constate à quel point ses concepteurs y ont varié l'iconographie, tantôt la décidant, la créant à l'occasion, tantôt la faisant réaliser par d'autres (Philippe Rolle par exemple qui, comme photographe certes mais aussi comme véritable partenaire et complice, occupera une place essentielle dans le travail et la vie de Gilles Mahé), tantôt la confiant aux annonceurs. Gratuit, c'est à la fois un ensemble d'objets graphiques et un mode de circulation en trois temps : celui de la recherche des annonceurs, celui de la réalisation et enfin celui de la diffusion. Bien sûr, le choix des images reste primordial (le pilote du Concorde, le portrait de Denise René par Christo, la première fille aux seins nus proposé par un bistrotier de Saint-Tropez dans le numéro spécial consacré à la célèbre villégiature, etc.) ; mais plus encore peut-être l'ensemble des procédures mises en route. Certains numéros étaient pilotés par Mahé, d'autres par Gérald Caillat avant que ne les rejoigne Yves Fleishl ; à chaque parution, on changeait d'imprimeur ; la présence constante des amis designers, architectes, stylistes, y renouvelait constamment la tonalité.



Gratuit L'idée de Gratuit, c'était que le mieux pour faire un journal si on n'a pas d'argent, c'était que toutes les pages soient vendues. Donc une image par page. Avec Gérald Caillat, on se propulsait dans la ville avec une image pourvoir les gens. On avait un n o o qu'on montrait dans les « lieux modernes et nerveux » (librairies, etc.) pour être sûrs que les numéros suivants seraient bien placés. Pour le n o 1, on a rencontré un garagiste, un boucher, des gens dans des labos, des scientifiques... Une dérive dans la ville. On n'argumentait pas, on montrait et on disait: « C'est tant. » En cas d'acceptation, si le participant avait une photo, il la proposait, s'il n'en n'avait pas, il nous demandait d'en faire. II y avait une sorte de snobisme autour de Gratuit. Par exemple, Castelbajac a montré des photos étonnantes. Ou bien dans le numéro sur le portrait, des gens prenaient une page où ils montraient leur portrait... Souvent ça démarrait d'une idée de couverture et puis le reste s'enclenchait de manière abstraite. On se contentait de suggérer des trucs, sans véritablement argumenter. Le tout était de les faire se pencher sur l'image. La diffusion, c'était nous. Très vite les gens ont collectionné le journal. Donner gratuitement cette qualité, c'est ça qu'on voulait.

En 1981, les trois compères créent Déjà vu, un magazine bilingue, français-anglais, constitué d'extraits de la presse internationale du mois précédent. En cela il préfigure tout un type de publications exclusivement constituées d'images, souvent ready-made et dont Permanent Food, fondé par Maurizio Cattelan en 1988, reste l'un des meilleurs exemples. Déjà vu est sous-titré Mensuel d'information par l'image. Certes, l'image photographique en constitue l'essentiel, mais y figurent également des textes (commentaires des photos ou articles) ainsi que des dessins. C'est que tout, chez Gilles Mahé, fait image. À son image (le style c'est l'homme), à l'image de sa vie, sa vie comme une image. Déjà vu fonctionne sur le principe reproduction/collage/montage. Ainsi, dans la mesure où tout y est reproduit, tout devient image : les articles autant que les photographies, les dessins comme les phrases de Paul Virilio qui nourrissent l'éditorial et se posent en manifeste. C'est là un point essentiel. Déjà vu, au-delà de ce que cela dit de la transmission et de la mémoire des faits, du temps de l'actualité (« mensuel magnétoscopique »11), récapitule toute l'attitude, toute la position de Gilles Mahé vis-à-vis des images. L'image entre prise et reprise, mais reprise par-dessus tout. Retraitement, circulation, échange, archivage, déploiement, commentaires et nouvelles configurations. Le texte comme image mais aussi l'image comme texte. Toutes les occurrences et toutes les modalités de l'image, le texte encore comme image à distribuer. Mais, à la différence de Gratuit, Déjà vu s'affirmait comme l'écho décalé des soubresauts attestés du monde. Et, à constater l'effet de déréalisation qui s'y joue, on se dit que, décidément, Paul Virilio avait bien sa place dans l'édito. On ne s'étonnera pas, dès lors, que certains numéros furent placés dans les points de vente NMPP tant ce mode de diffusion professionnelle faisait partie intégrante du projet. Un faux vrai journal qui singeait des procédures de circulation de l'information tout en instaurant un système de décélération destiné à ramener l'illusion du vrai (l'actualité) vers le ravissement autrement réel du souvenir réactualisé par la vertu, définitivement irréprochable, du montage. Montage, c'est peut-être le mot-clé du rapport de Mahé aux images : « Plus que le graphisme, c'est la mise en forme qui m'intéresse, le montage. » Parallèlement au montage, qui concerne le rapport des images entre elles et dont Extra rapide/Vite vraiment constitue un exemple frappant, il convient d'insister sur l'extrême variété des images autant que des modalités de leur monstration comme le prouve Rendez-vous au bar (1985).


Rendez-vous au bar Je trouvais le bar de la Fiac, au Grand Palais, assez sinistre, et j'ai proposé ça. Comme à la Fiac, un artiste ne pouvait rien faire en dehors d'une galerie, je suis allé voir Ghislain Mollet-ViéviIIe quifut donc mon agent d'art. Agent, non en ceci qu'il vend de l'art, mais dans le sens de quelqu'un par qui les choses peuventse faire. L 'idée c'est l'inverse de Gratuit. Il s'agit de douze images que j'avais choisies dans mes photos. Je voulais faire des cibachromes et puis un jour je me balade à Paris dans un grand hôtel où des gens faisaient une démonstration pour la machine « jet painting » (scanachrome). J'ai choisi mes photos pour tester cette machine. Comme pour Gratuit, je suis allé dans la ville voir les gens et leur proposer d'être présents à la Fiac. « II va y avoir 4 journaux électroniques en-dessous et vous pourrez y mettre le texte de votre choix qui passera toutes les 10 minutes. » Ça a produit une sorte de poésie assez curieuse.

Le principe, comme le fait remarquer l'artiste, rappelle Gratuit au moins sur un point : convaincre des annonceurs de produire une image (en l'occurrence extraites du stock) en échange d'une présence publicitaire en journaux électroniques dans un endroit très (bien) fréquenté. La manière dont Gilles Mahé agença ces messages publicitaires, sur fond de musique d'ameublement due à Catherine Lagarde, en fit une œuvre plus proche de la poésie lettriste que des slogans de Jacques Séguéla. Quant aux images, tirées au format tableau et, quel que soit le sens du document utilisé, toutes à l'horizontale, elles constituent un ensemble à la fois monumental et très hétéroclite, d'une beauté constante. Elles se partagent entre scènes de genre (le cercle des familiers), natures mortes (objets de circulation : livres en train de sécher ou paquets non défaits), vanités (la fourche de la mort derrière les bouteilles de vin du vernissage de l'exposition À Pierre et Marie), fragments d'images ou scènes prises sur la télévision. Une véritable exposition mais buissonnière : chassez Mahé par la porte (de la Fiac), il rentre par la fenêtre (du bar de la Fiac), légalisée cependant par la collaboration de Ghislain Mollet-Viéville en tant qu'agent d'art. Ces images, nonobstant leur fière allure et leur format ad hoc, ne se figent pas pour autant en un objet définitif et sacralisé. Elles ont existé et existeront sous d'autres formes, plus légères et solubles dans le courant d'air permanent auquel les soumet l'artiste.


Extra rapide/Vite vraiment C'était en 1982 à la galerie Gaston-Nelson à Villeurbanne. Il s'agissait de 170 documents photographiques de 50 x 60 cm en On a donc travaillé au rythme du labo : les 170 bouts ont étés photographiés, plastifiés et rivetés en 24 heures. Je les avais apportés dans trois caisses : une de sexe, une d'amour, une de guerre. Ce sont des collages sauf que le temps pour faire les photos, c'est le temps de l'impression de la photo précédente, c'est-à-dire entre quinze secondes et une minute. J'étais derrière l'objectif etje donnais des ordres au type : réduction, agrandissement, etc. Une fois les photos sorties, on constate des rapports d'agrandissement très troublants et je n'ai aucun problème esthétique puisque le format est prédéterminé. Aucun critère d'agencement sauf l'équilibre entre les trois éléments (sexe, amour, guerre). J'aime faire de la mise en page automatique avec un photocopieur, mettre l'image à 180 0 et voir ce qui sort. Pouvoir être surpris par la machine. Dans la salle d'exposition, on avait mis un photocopieur. Chaque bout valait mille francs et quand les gens achetaient, on réalisait quatre photocopies A4 noir et blanc pour remplacer le bout acheté. Ce qui fait qu'après tu te retrouves avec un quadrillage en train de se faire par-dessus. C'est comme un corps qui est né ce jour-là et qui part chez les gens. Quand tout sera fini, je ferai un châssis où je marouflerai l'ensemble des noir et blanc. L'art-photocopie, le copy-art, ça ne me concerne pas. Il ne va donc rester que le fantôme de l'œuvre qui vivra chez les gens. Ce qui serait beau ce serait de faire une rétrospective Gilles Mahé où on demanderait aux gens qui ont une image de venir l'apporter, invités par le Club Med.

Si le démarrage du processus s'avéra pour le moins laborieux (une seule image fut vendue... au galeriste qui plus est), les 170 photographies se trouvent aujourd'hui chez les collectionneurs, publics et privés. En d'autres termes, l'œuvre est réalisée et il est à présent possible d'exaucer le vœu de l'artiste : reconstituer l'ensemble12. Mais retrouver les 170 images photographiques vendues, ce n'est pas reconstituer l'œuvre puisque, au fil du temps, à chaque achat, quatre photocopies noir et blanc de format A4 correspondant à chaque image ont été réalisées par l'acheteur et remises à l'artiste ou à ses ayants droit. Qu'appelle-t-on alors l'œuvre, l'œuvre originale ? Sous le titre « Un original peut en cacher un autre », qu'elle emprunte à Maurice Vouga, Isabelle Rocton, à l'occasion d'un mémoire de maîtrise, décrit et analyse finement le réseau complexe que Mahé établit entre document original et reproduction, photographie et photocopie, première utilisation et recyclage. « L 'œuvre... je ne sais jamais où elle est, l'œuvre ». Voilà qui ne nous aide guère... Ou plutôt si, voilà la réponse. Cet aveu d'ignorance, qui nous sert ici de « discours autorisé », démontre en creux que l'œuvre est, chez Gilles Mahé, quelque chose de volatile et de fuyant, dans tous les cas irréductibles à l'objet. Ainsi, Extra rapide/Vite vraiment, comme œuvre, ne se tient pas davantage, ou pas seulement, dans l'ensemble des 170 photographies couleur de départ (objet de départ plutôt qu'original) que dans l'équivalent photocopié en noir et blanc. Pas davantage dans le texte de Jim Palette, écrit dans l'exposition de Villeurbanne. S'il fallait vraiment pointer l'œuvre (mais le faut-il ?), on peut avancer qu'elle se trouve dans l'ensemble du processus, dans le mouvement de circulation et de transformation qu'il induit ; qu'elle se poursuit, au-delà de l'absence de l'artiste, dans l'achèvement des ventes et jusque dans les expositions qui rendent nécessaire ce nouveau contact avec les propriétaires des fragments. En cela, Extra rapide/Vite vraiment évite la menace de ruine, sa fatale transformation en objet mort : elle n'existe que dans la dynamique des relations qu'elle impulse et sans laquelle elle perd toute signification. Chaque propriétaire d'une image se trouve certes en possession d'un morceau d'œuvre, mais aussi de l'œuvre tout entière, ce qui atteste de sa dimension conceptuelle. Comme chaque fragment (peint, dessiné, photographié ou prononcé) du travail de Roman Opalka représente l'œuvre tout entière, chaque partie de Extra rapide se trouve au cœur du réseau, scintillant dans sa séparation d'avec le reste et potentiellement activable. Ce dépeçage volontaire d'un ensemble constitué conduit à une étrange situation. Les fragments, dans l'isolement qui devient leur définition même, contestent à l'œuvre sa valeur d'exposition (quel intérêt d'exposer ce pauvre petit morceau de truc ?) et la refoulent vers l'ombre du secret, vers l'encryptage, vers ce fond de caverne, dans l'attente d'être à nouveau découverte. Ces fragments épars, à chaque fois qu'il m'a été donné de les voir, ont produit sur moi cet effet d'« unique apparition d'un lointain, si proche qu'elle puisse être », ce qui est la définition benjaminienne de l'aura. Ce sentiment, toutefois, ne provenait pas essentiellement de la nature même ou du contenu de l'image, encore moins de son unicité, et pour cause, mais plutôt de sa forte charge métonymique, à la manière d'une véritable relique. La relique comme fragment transitionnel actif : rien à voir avec le risque de morbidité inhérent à toute tentative d'exposer les œuvres de nature performative une fois l'artiste disparu. Une image qui, au fond, ne serait pas loin de l'icône en ceci que le cœur de l'image ainsi définie réside moins dans l'objet lui-même que dans sa transitivité, sa capacité à produire certes de la présence mais aussi de l'expérience.

Est-ce à dire pour autant qu'en dissolvant son œuvre, Gilles Mahé renonce à la signer ? Pas si sûr. J'ai toujours été convaincu que ce qui faisait la valeur de Gilles Mahé en tant qu'artiste, c'était la qualité de son geste, son style pour parler autrement. Qu'il pense son travail dans l'association et les multiples collaborations, qu'il rende nécessaire et pertinente la participation d'un nombre considérable d'« acteurs », artistes ou non, amis, toujours, n'enlève rien à ceci que Gilles Mahé a très fortement signé ses interventions. Et comme Jean-Philippe Lemée (par ailleurs insigne complice de Mahé) aime à se définir comme « metteur en scène de tableaux », on peut dire de Gille Mahé qu'il est un metteur en scène d'art. Il procède à la manière des cinéastes ou des architectes, en effet : fédérateur de compétences (ou de joyeuses incompétences) dont le style et la manière, précisément, se lisent en tout point de l'ensemble, de la formulation de la proposition jusqu'aux traces visibles de l'action, une action dont les objets finis, quand ils existent, continuent à porter la potentialité dynamique qui les a produits.


Amérique C'est une exposition chez Donguyen 1988. Ilya une phrase de Baudrillard dans Amérique où il explique que le polaroïd, c'est comme des feuilles qui tombent de l'arbre. Ça m'a donné envie, à partir de mes docs d'Amérique... Brefsepttrucs, (un drapeau américain, un Mao de Warhol, etc.). Je tournais en rond etje faisais de ces objets des polaroïds que je laissais tomber à l'endroit d'où je les avais pris. Ça fait des cadrages absolument magnifiques et, encore une fois, totalement automatiques. Il y avait 350 ou 400 polaroïds réalisés en une heure. Et ça donne des photos très belles. Une anecdote : j'avais fait le motAmérique, composé par Ernest T., et c'est tiré dans un labo. Gilles Dusein était là et me dit: « Je voudrais t'acheter l'Amérique. Combien ça coûte ? » C'était dix ou douze mille francs. Il me demande s'il peut me régler en liquide et en dollars. Comme à l'époque je préparais Capital d'Essais pour la Villa Arson, j'avais chez moi un photocopieur couleuretje photocopie tous les billets de cent dollars etje lui redonne les photocopies.

Amérique représente un cas légèrement à part dans le rapport de Gilles Mahé aux images et en particulier aux images de son stock. Les référents, ici, ce ne sont pas seulement des images papier mais aussi des images télé (le départ de la navette spatiale américaine filmé sur l'écran par Gérald Caillat) ainsi que des objets. Ici, l'instantanéité du polaroïd (cette « extase » dont parle Baudrillard), si elle rappelle le recyclage de Extra rapide/Vite vraiment, annonce surtout l'usage systématique de la photocopie pour les pièces majeures qui vont suivre et, en premier lieu, Capital d'Essais. La métaphore des feuilles mortes pointe également une dimension constante de cet usage des images qui est celle du temps qui passe, les marques concrètes que cela imprime (en ce sens, la photocopie comme processus de dégradation fonctionne à merveille), c'est-à-dire, au fond, l'idée de la vanité. Ainsi, Amérique apparaît au sol comme une suite de tas de feuilles mortes et l'association des objets et des images n'est pas sans évoquer des natures mortes en trompe-l'œil de l'École Française du XVIIIe siècle. Enfin, et ce n'est pas la moindre des singularités de cette pièce, Amérique se rapproche de la sculpture en ce qu'elle convoque le corps qui tourne autour des objets et qui dote les images ainsi obtenues d'une dimension franchement performative.

Au cœur de la partie imagière de l'œuvre de Gilles Mahé, il y a le stock, c'est-à-dire une masse de documents, si nécessaire rapportés par la photocopie au format papier 21 x 29,7, accumulés au fil des ans, produits ou collectés, originels ou photocopiés : dessins, photographies, coupures de presse, textes, lettres, simples mots jetés sur le papier, etc. Durant l'année 1999 et jusqu'au décès de l'artiste, dans la perspective d'une exposition de l'ensemble de l'œuvre, deux étudiants14 en histoire de l'art de l'université Rennes 2 1'aideront dans l'immense chantier de mise en ordre et d'archivage de ce stock. Le résultat tient en une pièce entière, le bureau, rangé et organisé, ainsi que dans une série de boîtes d'archives classées et numérotées. Mais le stock, d'une certaine manière, se trouvait déjà en circulation depuis 35 avenue Foch, Extra rapide/Vite vraiment et surtout depuis qu'à l'invitation de Christian Bernard pour l'exposition Pas à côté pas n'importe où à la Villa Arson en 1989, Gilles Mahé avait conçu Capital d'Essais.

Capital d'Essais Petit à petit, je découvre que les trucs viennent les uns derrière les autres mais qu'ils s'enchaînent. La première chose, c'est des photos (35 avenue Foch). Ensuite, chez Gaston-Nelson, c'est encore un stock mis en forme. Un jour, comme je passais à Nice, je dis à Christian Bernard qu'il y a un truc que je voulais faire depuis longtemps, c'est de photocopier tous les documents qui ont échappé à ma poubelle depuis plus de vingt ans. Banco. Je me débrouille avec la photocopieuse et les documents sont mis dans des boîtes d'archives, sous plastique, sans référence de date. Ce qui donne le rythme, c'est la succession des expositions et, dans l'intervalle, ce sont des images de tous les jours, des textes, des scénarios, des morceaux de cahier... En fait, au départ, cette chose est destinée à être une banque de données qu'on consulte. Selon une règle définie, les gens peuvent consulter en sortant deux boîtes par deux boîtes pour éviter le bordel. Ils peuvent ensuite laisser le fruit de leur consultation sur place, sous forme ,44. Si c'est dans la forme que j'ai demandée, je signe et ça devient l'élément qui vient compléter l'œuvre originale et qui n'existe que par la lecture des gens. Ça devient sa propre critique.

Par son ampleur et son ambition, par l'éventail des questions qu'elle soulève, non seulement sur son propre travail mais également sur l'art de son époque (pour ne pas dire l'art en général), Capital d'Essais peut être considéré comme l'œuvre-clé de Gilles Mahé. Outre que le fait de photocopier systématiquement des documents originels mais non considérés comme des œuvres dote cette même photocopie du statut d'original (le paradoxe n'est évidemment qu'apparent), Capital d'Essais constitue l'exemple idéal pour réfléchir sur la nature de l'image dans ce travail et sur l'effet qu'elle peut produire sur l'utilisateur (on préférera ce terme à celui de spectateur ou même de regardeur).

Qu'est-ce qu'une image dans l'œuvre de Gilles Mahé ? On pourrait presque répondre : une photocopie réalisée ou visée par l'artiste. « Presque » car les peintures (Mémoire d'une œuvre d'art, par exemple), les dessins (360 images symboliques), les diverses formes de photographies (35 avenue Foch ou bien Extra rapide/Vite vraiment) sont également des images et cependant, c'est, me semble-t-il, la photocopie qui répond le mieux à l'idée que Mahé se fait d'une image : reproductible, rapide, légère, volatile, pas chère, mobile. Non pas une image en soi, dans la roideur moderniste de l'autosuffisance et de l'autonomie ; non, une image toute simple mais une image de quelque chose, une image donc. La photocopieuse, c'est une machine à reproduire des documents qui, la plupart du temps, sont déjà des duplications. La qualité de la reproduction (dans le sens de la fidélité au modèle) tient en premier lieu à la qualité de l'original quand celui-ci se prête à l'opération. Les textes, par exemple, se photocopient sans grande perte. Les photographies, ou tout document graphiquement complexe, souffrent en revanche d'une grande altération et ce, dès la première opération, a fortiori quand on part d'une photocopie pour en produire une autre. Quand Walter Benjamin parlait de reproductibilité technique, c'était dans le cadre indiscuté d'une parfaite qualité de la reproduction. Que ce soit dans le cas du cinéma ou de la photographie, la duplication n'entraînait pas véritablement de perte de qualité. L'original d'un film ou d'une photographie, en soi, n'existe pas. Quant aux photographies qui reproduisent les œuvres d'art (peinture, sculpture, gravure ou architecture), leur statut est tellement différent et éloigné de celui de l'objet qu'elle évoque qu'on peut, certes, parler d'image, mais sûrement pas d'objet équivalent à l'œuvre reproduite. La perte se situe ailleurs, autour de l'unicité et de l'expérience si particulière qu'elle permet. Et si Benjamin pouvait déjà, dans ces conditions, affirmer la perte de l'aura, qu'aurait-il pu dire face à la photocopie ? C'est qu'en effet, on est passé à autre chose.

La fonction religieuse ou politique dont les œuvres d'art étaient porteuses et dont l'aura n'était que le déguisement acceptable s'est aujourd'hui sinon évanouie du moins largement déplacée. Déjà le collage puis le ready-made avaient radicalement modifié la teneur de l'œuvre d'art en tant qu'objet ; puis l'art conceptuel avait permis qu'on se passât même dudit objet.

Aujourd'hui, la modernité (presque) digérée, l'heure est davantage au pragmatisme, au mouvement et à l'efficacité. Ce qui ne signifie en rien que l'œuvre d'art, et plus globalement l'expérience artistique, se soit vidée de toute spécificité. Au contraire, on peut çà et là observer de ces cristallisations qui pourraient se poser en équivalent de l'aura à l'époque certes d'une reproductibilité technique confirmée mais plus encore à l'époque de la démocratie (15). C'est ce que j'aimerais montrer en prenant Capital d'Essais comme exemple.

Les 8000 documents qui constituent le cœur de Capital d'Essais (16) sont donc des photocopies, tantôt en noir et blanc, tantôt en couleur. Les documents qui ont servi à cet effet existent encore dans le stock ou, pour certains, ont disparu. On n'en tient plus compte. Nulle nostalgie, nul culte d'une source jalousement protégée. Nulle source. Tout est là, sous une forme voulue par l'artiste, doublement unifié, par le format et par la technique employée. On peut aller plus loin et affirmer qu'au-delà de l'objectif d'unification, c'est bien d'une production (et non d'une simple reproduction) qu'il s'agit. Ce n'est pas tant dupliquer qui importe que produire une nouvelle forme. Capital d'Essais aurait tout aussi bien pu s'appeler Assurance-Vie tant on y sent présent l'investissement d'une vie, au moins d'une période de vie. Il y a là comme un inventaire de tout ce qui, de la vie, a pu prendre la forme et le support du papier : tout hormis ce qui est auparavant passé à la poubelle comme le précise l'artiste. Ce n'est pas ici le lieu d'en engager la description systématique et iconographique. Cependant, ont été photocopiés des dessins, des textes, des photos, des factures, des documents divers qui disent quelque chose de la vie d'un homme (les essais ainsi compris dans le sens que leur donnait Montaigne), une sorte de journal en images. Mais des images particulières, précisément déplacées. Déplacées parce que, abandonnant leurs origines respectives, elles viennent endosser l'habit de la photocopie et se glisser dans des pochettes plastiques, ce qui leur confère cette homogénéité et cette disponibilité dont le public va largement profiter, nous y reviendrons. L'homogénéité de l'ensemble provient également du fait que le procédé même de la photocopie fait que ce qui, avant l'opération, n'était pas image, le devient : les textes en particulier, mots griffonnés, factures ou feuilles de score de golf. D'un côté, les photos quittent la spécificité photographique, de l'autre les textes s'iconifient et tous deux se retrouvent sur ce terrain commun de la photocopie, dans la nouveauté du premier jour, désormais sans passé mais doté du présent dans lequel on les consulte et aptes à tous les futurs, ceux précisément de la promesse de toutes les circulations à venir. C'est cet appauvrissement apparent de l'image (et le choix de la pochette plastique ajoute à cette pauvreté la misère joyeuse du plus modeste des cadres), son recyclage systématique, qui permettent qu'elle existe non plus dans une logique auratique forcément impossible, mais dans les nouvelles cristallisations qu'elle induit : celles du lien, de l'échange et du commentaire. Car Capital d'Essais ne saurait se réduire à un archivage aussi imposant soit-il : c'est avant tout une machine à communiquer, à échanger, à circuler, à consulter, à augmenter. Cela vaut surtout par l'active manipulation à laquelle la pièce convie, la réactivation régulière dont elle est l'objet. Véritable work in progress, Capital d'Essais fait de l'image un formidable outil de circulation et d'échange ; et davantage un prétexte à l'interaction qu'un objet de contemplation, quand bien même il est possible (et fréquent) de se contenter de regarder, Et de surcroît, comme souvent chez Gilles Mahé depuis la première injonction lors de 35 avenue Foch, « Vous pouvez toucher ». Ainsi, après avoir joyeusement secoué les sacro-saintes catégories d'original et d'unicité, Mahé déplace-t-il l'expérience auratique vers un terrain plus performatif, c'est-à-dire au• delà même de l'exposition, où la cristallisation spécifique à l'art gît non plus dans cette présence qui s'éloigne mais dans un processus où l'artiste et ceux à qui il s'adresse dialoguent dans un contexte qui, pour être désacralisé, n'en demeure pas moins irréductible et dense. Au face-à-face que supposait la dimension cultuelle de l'art puis à la stricte admiration des masses, succède une constante interaction entre des individus libres ayant librement décidé que l'échange en valait la peine. Dans l'esprit du Poïpoidrome de Robert Filliou et Joachim Pfeufer, mais radicalement différent, à la mesure de la radicale différence des époques (les années soixante et les années quatre-vingt), en particulier dans le domaine des techniques de la reproduction comme de l'information, Capital d'Essais, comme plus tard 365 images (Déposition 1997), peut être également considéré comme « un centre de création permanente (17) ». Ce que Gilles Mahé formule à sa manière : «Aux expos, en général, les gens s'emmerdent. Les dispositifs actuels d'exposition sont savants et les gens s'y emmerdent Moi j'aime toujours que les gens participent d'une manière ou d'une autre. Exposer, pour moi, c'est comme être invité à bouffer. »

Des ensembles d'images, Gilles Mahé en constituera d'autres, la plupart du temps à partir de son stock. En 1997, l'architecte Rudy Ricciotti, ami et premier mécène de l'artiste, l'aide financièrement pour l'acquisition d'un ordinateur en échange de quoi Mahé conçoit 365 images pour Suzette et Rudy, qu'il leur offre. Il s'agit d'un vaste choix (quelque chose comme une image par jour pendant une année) de documents divers issus du stock et scannés puis gravés sur CD-Rom. En effet, l'usage que fait Gilles Mahé des images suit l'évolution des moyens de reproduction et de stockage. II était donc tout à fait logique et naturel qu'il s'intéressât à l'ordinateur et aux possibilités quasi-illimitées qu'il offre. La perte de qualité, inhérente à la photocopie, est ici incomparablement moins perceptible et évite cette dégradation que l'artiste acceptait cependant volontiers et dont il faisait même l'une des marques de son travail. Preuve est donc ici donnée, si besoin était, qu'on ne saurait envisager un quelconque statut de l'image chez Gilles Mahé par le seul biais de l'objet. Une fois encore, ce qui compte par-dessus tout, c'est la dynamique de l'échange et de la circulation, c'est l'apparition de l'image comme mouvement, c'est enfin le retour d'une même image dans des contextes différents, ce qui montre bien que ce qui importe c'est autant le récepteur (qui peut à son tour devenir émetteur) de l'image que son contenu strictement iconographique.

C'est sur le même principe, bien que sous une forme différente, que sera constitué 365 images (Déposition 1997). La différence correspond peut-être à ce qui distingue une œuvre destinée à une collection publique d'une pièce à usage privé. Évidemment, il s'agit là d'un distinguo bien aléatoire mais qu'il ne serait pas inutile de considérer tant en ce qui concerne les œuvres du passé que celles des époques modernes et contemporaines. D'un côté, une sorte de slide show visible sur écran d'ordinateur, chez soi, même si la monstration publique ne pose aucun problème ; de l'autre des images photocopiées, présentées dans des pochettes plastique et accrochées librement, sans souci de la chronologie ou de la thématique, le tout destiné à l'interaction. En effet, le public est invité à consulter l'ensemble, à y prélever une image qu'il scanne et à propos de laquelle il peut, s'il le désire, enregistrer ses commentaires personnels. Le principe rappelle également Capital d'Essais et débouche sur la production de méta-documents. Ces images, on les a souvent déjà croisées et, comme toujours, elles concernent, de près ou de loin, la vie et l'œuvre de Gilles Mahé. Ainsi, en les regardant, le public apprend une foule de choses touchant directement l'artiste, son environnement ou sa manière de regarder... les images. Sur tout cela, il peut donner son avis puisque l'image, telle qu'elle est comprise par l'artiste et placée dans un tel processus, appelle son commentaire et sa critique. Ainsi, de l'encryptage nécessaire à l'expérience auratique, l'image est passée, via le stade de l'exposition autoritaire, à un troisième statut, celui que Gilles Mahé (et quelques autres) lui ont attribué, celui du lien et de l'échange, c'est-à-dire d'un certain mode de vie : celui de la conversation démocratique.