Une impression de déjà-vu

de I. Rocton et O. Prigent

Quelque chose nous avait déjà traversé l'esprit en manipulant les documents de Gilles Mahé. Dans le nombre des images qui passaient entre nos mains, certaines semblaient revenir. Au moment de l'archivage, ces réapparitions étaient assez troublantes : plusieurs demeuraient rétives au classement. Et plus particulièrement une photographie, la vue panoramique d'un paysage industriel, certainement une usine chimique ou une raffinerie de pétrole. Consulté, l'artiste nous précisa qu'il s'en était servi pour en faire l'image de couverture de la revue Déjà vu. Il apparut par la suite que ce tirage moderne sur papier brillant était l'agrandissement d'un cliché plus ancien issu d'une importante série de plus de 900 photographies. C'est en explorant de nouveaux cartons dans les archives de l'artiste que nous avons mis la main dessus. De format réduit, il est daté à son revers: septembre 1977, période de la première exposition de Gilles Mahé, 35 avenue Foch.

Mais au-delà de son apparition initiale, cette image nous intéresse pour l'attention particulière que semble lui porter l'artiste. Notre appétit d'indexation allait se tourner vers le repérage de ses réapparitions, et nos prospections commençaient à donner quelques résultats. Nous espérions identifier l'image source, le document originel pour déterminer plus tard les différents niveaux de reprise. Il restait encore deux ou trois cartons remplis de diapositives à découvrir. C'est en manipulant cet ensemble considérable d'images que nous avons trouvé quelques prises de vue de la même séquence, mais pas la nôtre exactement : les différents cadrages changeaient sensiblement. Plus tard, nous apprendrons que l'artiste avait pris cette photographie en 1973, sur la route de Long Beach quand Le Camion emportait la famille Mahé à travers les États-Unis. Un document d'époque, en quelque sorte, pris au moment du premier choc pétrolier et véritablement exploité au second. Mais à y regarder de plus près, on mesure que le rôle de reporter que devait tenir Gilles Mahé, censé vendre les images de son voyage à plusieurs magazines, s'efface devant le goût pour l'archétype graphique et l'image standard (mais forte), proche de l'efficacité publicitaire (mais d'un destin tout autre). Ce sens du cliché et de l'immédiateté de l'icône va désormais nourrir une autre veine de travail : ce voyage est en effet le moment où il va prendre la décision de se consacrer à l'art, à travers une pratique qui doit beaucoup au trafic des images, à leur manipulation, leur déplacement, leur reprise. Elles sont utilisées selon leurs pouvoirs symboliques et leurs qualités esthétiques : un art de la prolifération, se glissant dans les interstices de nos sociétés modernes en cherchant des résonances ténues mais tenaces. L'attitude demeure très personnelle, dans la manière de remettre en circulation les images et documents qui savent résister au temps et aux modes visuelles, de nous les donner à revoir comme dans ces procédés publicitaires illicites où le message passe de façon subliminale. La raffinerie est exemplaire de ce phénomène parce qu'au fil des travaux, elle va apparaître et réapparaître sous différents aspects, comme un rêve que l'on fait et refait, une impression de déjà vu.

L'exposition 35 avenue Foch en 1977 est donc l'occasion de sa première parution. Dans un appartement en rénovation, dont l'adresse fait titre, les photographies sont disposées en bandes verticales par séries de douze. Le dispositif paraît assez raide au premier abord, même s'il se révèle produit avec des moyens très simples, de l'ordre du bricolage rudimentaire. Sans autres formes de précaution, les bandes de papier photo sont suspendues à deux mètres de hauteur à l'aide de pinces métalliques sur des ficelles tendues contre les murs. C'est ainsi que Gilles Mahé donne à voir le premier tirage couleur de la raffinerie, selon un procédé mécanique de photographies détachables que la société Kodak proposait alors pour les tirages dit « amateurs ». Il expose les bandes presque conformes aux négatifs sans véritable sélection dans la suite des prises de vue, constituant donc des séquences un peu hasardeuses. À l'origine, les images formaient une œuvre à part entière comme ensemble, mais progressivement, elles sont devenues des documents singuliers, se séparant de leur séquence initiale. Tant et si bien qu'avec le temps, les bandes se sont dégradées, et selon les besoins de l'artiste, certains clichés se sont trouvés recyclés dans de nouvelles réalisations.

C'est le cas quand, en 1981, la raffinerie devient la couverture du nouveau projet de publication que Gilles Mahé met en place : Déjà vu consiste à rassembler et à diffuser une sélection d'articles et d'images parus dans la presse internationale le mois précédent. La mise en page fait dialoguer des événements plus ou moins marquants par simples juxtapositions visuelles. Le numéro zéro reprend le format de Gratuit et présente notre image pleine page en couverture. Cette diffusion nationale assurée par le réseau NMPP est certainement sa mise en circulation la plus spectaculaire. Diffusée ici comme une image d'actualité sans contexte précis ni signature, elle sera associée au titre de la revue, détournée de son premier état, vouée à des redites sans cesse décalées.

L'intérêt de Gilles Mahé pour l'édition, le produit dérivé et tous les instruments de la communication débouche formellement sur des structures sérielles illustrées, où la rapidité et la simplicité du banc de reproduction et de la photocopieuse font merveille. En 1983, l'exposition Extra rapide/Vite vraiment s'ouvre à Villeurbanne et présente 170 tirages couleurs réalisés au banc à partir de documents personnels. Ces photographies ont l'allure de collages, fabriqués dans des délais défiants toute concurrence, plastifiées, rivetées et punaisées sur deux des murs de l'espace. La mise en vente à l'unité fait partie intégrante du fonctionnement de l'œuvre. Quand une image est vendue, elle est reproduite à l'aide d'un photocopieur noir et blanc situé à proximité. Épinglés à l'emplacement laissé vide, ces documents conservent la trace des originaux, rapportant les circonstances de leur dispersion. Ces dispositifs, ces murs d'images se rapprochent des anciennes activités d'éditeur de l'artiste tant ils suggèrent les chemins de fer et autres plans de montage de maquettes affichés dans les rédactions. Même si en l'occurrence, il serait plutôt question d'un catalogue plus que saturé d'informations visuelles. Notre photographie y apparaît, esseulée et à peine visible, rejetée dans l'angle supérieur gauche d'un tirage, noyée dans le flux des documents.

II faut attendre quelques années pour voir réapparaître cette image dans un autre contexte. En 1988, l'exposition Amérique fait écho à l'essai de Jean Baudrillard. À l'issue de leurs voyages respectifs aux États-Unis, l'un et l'autre entretiennent un certain rapport au monde et aux images. Dans une atmosphère de road-movie, l'installation composée de plusieurs éléments se décline logiquement sur le mode de la citation et de l'appropriation. Dessinant une freeway préfabriquée, un alignement de 12 numéros de Déjà vu est présenté entouré de 65 Polaroïds. L'instantanéité des vues retrace le parcours de l'artiste et agit comme un écho au titre de la revue. Sur la couverture de la publication, notre image se répète à la manière de ces paysages insaisissables traversés à vitesse constante.

Un an plus tard, une pièce importante prend forme. Capital d'Essais rassemble les photocopies d'une grande partie des documents amassés au cours de dix-sept ans d'activité. L'installation semble quelque peu austère avec son allure de salle de lecture. L'ambiance se fait studieuse, et suivant un protocole bien défini, les documents sont consultables sur place. Les visiteurs sont invités à manipuler le contenu même de l'œuvre, à l'exploiter, et à laisser une trace de ce travail. Gilles Mahé nous fait entrer dans une nouvelle stratification de l'image, mais cette fois, à travers un processus où le document prend une place centrale. Au terme de notre inventaire, pas moins de 69 vues de la raffinerie ou fragments de l'image apparaissent parmi les 8 000 documents.

En 1990, Gilles Mahé travaille à la création d'une société anonyme du nom de Gilles Mahé & Associés S.A..Cette structure aurait pour finalité de mettre en place les outils nécessaires pour faciliter la création et la diffusion de ses travaux. Le capital est constitué de la valeur à dire d'expert de Capital d'Essais, complété d'actions bientôt disponibles à la vente. La raffinerie ne figure pas à l'exposition en galerie, pourtant Gilles Mahé l'avait préparée, y superposant un film de titrage pour agrandir le tout à 400 %. Mais lorsque la société « dépose le bilan », les 16 photocopies restent dans son stock d'images sans suite.

Le titre Déjà vu est repris pour une exposition monographique à Marseille en 1999. Le visuel du carton d'invitation n'est autre qu'un recadrage de la couverture de la revue. Le dispositif présenté s'intitule 365 images (Déposition 1997). Il est composé d'un mur d'images, d'une échelle mobile et d'un ordinateur. Une enseigne incite le visiteur à enregistrer un commentaire à propos d'un document choisi parmi l'ensemble. Dans le même esprit, Gilles Mahé enregistre une vidéo où toutes les images sont jetées une à une sous l'objectif. Au passage de la raffinerie, il commente : « ça, c'est la couverture du numéro zéro de Déjà vu ».