« Sur fond sonore de Sabrina,
au café l'Entracte
Je prépare une expo de 360
dessins. Quel boulot. »
Dieppe, 18 août 1998.
C'était peu de temps avant Noël. Je feuilletai chez mon libraire La vie de Roger Fry de Virginia Woolf, où l'auteur d'Orlando s'attache à conter la vie et les conceptions esthétiques de son ami,
Elle était comment cette maison ?
critique d'art, mais aussi peintre et créateur de mobilier et d'objets, de tissus et de poteries dans ses fameux ateliers Omega, et cela dans les termes les plus appropriés qui soient. Dans un style sobre, précis, ferme, ne se refusant pas à la clarté de la description et pourtant étonnamment coulé, n'appuyant qu'à peine.
Dès le début de ma lecture, j'avais trouvé ces mots de Fry lui-même : « J’ai passé les six premières années de ma vie dans la petite maison du dix-huitième siècle du n o 6, The Grove, Highgate. Ce jardin est encore pour moi l'arrière-plan
Oh, il y avait d'abord la descente
du train, une longue avenue
et une rue qui montait
Imaginaire de presque toute scène de jardin que je rencontre dans un livre. » C'était la première phrase du livre, celle qui ouvrait sur le chapitre consacré à son enfance. Et comme je pensais déjà à ce texte, ignorant seulement que tu serais si physiquement éloigné de moi lorsque je me mettrais sérieusement au travail, je me disais que pour obtenir une coloration, un effet inédit qui pourrait servir à une meilleure compréhension de ton travail, de ses tenants et de ses aboutissants, je t'interrogerais sur tes arrière-plans imaginaires.
Drôle comme ces choses nous échappent, drôle comme finalement nous n'en savons pas grand-chose, drôle comme nous sommes faits. Et j'étais tout heureux d'aller sur le chemin de ces arrières plans.
Sur la gauche il y avait Chinatown,
et dans l'arrière-boutique
on écoutait Tom Waits.
De pouvoir te demander, presque ingénument, ce qui t'avait poussé à devenir artiste ? À monter, le jour de l'inauguration du Centre Pompidou, l'escalator avec ta femme, vos deux visages couverts de boue, des mégots plantés dans les cheveux ? Voulais-tu déjà comme Roger Fry « sortir au cœur de ce formidable univers inconnu qui est à l'extérieur de l'être » ?
La maison était plus haut.
Une petite entrée pavée,
un minuscule jardin sur la rue...
la porte vitrée,
un endroit où poser mon sac.
À quel moment certains gonds à l'intérieur de ta tête ont-ils tourné pour la diriger toute entière vers le choix de l'art ? Car avant tu avais été enfant et tu avais ton Palais des Jeux. Je l'ai sous mes yeux la carte. « C'est tout intimidé que j'adresse cette carte au (on peut le dire) maître de l'art carte postale. Aussi ai-je choisi pour toi la plage sur laquelle j'allais tous les jours étantgamin retrouver une bande (x lieu de ralliementjusqu'à 12 ans, xx lieu de ralliement 12 à 17 ans). Sur cette image le bâtiment central sur la digue a remplacé une jolie rotonde qui était le Palais des Jeux. » Dinard, 10 août 1989.
II y avait le silence de la cuisine,
Raymone et Blaise Cendrars
en photo sur le réfrigérateur,
une grande table,
des fruits, des crayons, du papier.
Je te revois alors occupé à la réalisation de nouveaux palais des jeux. À te les construire, à nous les préparer. Pendant dix années, tu accumulas des pierres pour ce palais. Les pierres étaient des dessins, des pastels, des huiles, des images découpées dans les journaux, des photographies, tu sculptas de petits objets. Comme Fry inscrivant dans ses thèmes des « objets ordinaires, un pot à lait, une pomme, un oignon », tu y mêlais des fragments du quotidien et tu les investissais d'une « qualité particulière de réalité ».
Il y avait la grande pièce du bas,
un profil de femme noire,
la grosse pomme de Cézanne
«cadrée moderne »
Une période en or du bonheur de composer et comme de disposer de l'univers. Chez toi tout faisait bouche. Tu plaças, déplaças les éléments, créant d'étonnants raccourcis visuels, avec cette incroyable faculté de l'invention au jour le jour. Tu devins le maître malicieux d'un énorme (égo visuel. Il prenait une forme puis une autre. Un jour la maison fut si pleine de matériaux de construction qu'il fallut les déplacer : un château de cent-soixante dix pièces naquit sous un banc de reproduction. En se penchant sur ces planches, on y lisait ta vie comme dans un livre.
II y avait ton missile en carton,
Ton faux petit Barnett Newman,
la caisse en bois
qui faisait table basse.
Tu aurais pu te contenter de cet état du travail, mais tu décidas qu'il y aurait une autre étape: chaque parcelle achetée se verrait immédiatement remplacée par sa photocopie. En intégrant la dimension de l'achat, tu venais de doter ton œuvre d'une vie après la vie.
II y avait toi en Warhol,
L’agrandissement du
Frankfurter Allgemeine,
une statuette.
Nous étions en 1983. Tu ne devais plus cesser de nous étonner, ne cessant d'imaginer des dispositifs originaux, faisant de chacune de tes œuvres quelque chose non seulement d'unique, mais encore d'extrêmement singulier qui en faisait toute la valeur.
Comme lorsque avec ta femme tu reconstituas ton salon dans la galerie de Samy Kinge en 1987, comme lorsque tu demandas à des amis de te confier un souvenir pictural. « II vous revient souvent en mémoire l'image d'une œuvre qui vous a particulièrement touché. Pouvez-vous me décrire cette œuvre telle que vous en gardez le souvenir »
II y avait l'escalier,
il y avait le palier du premier,
il y avait la chambre.
Ce fut dans cette même galerie, en 1991, l'une de tes plus étonnantes expositions. Un Musée imaginaire d'un tout nouveau type. Un jeu de la mémoire autant que de l'imagination. Tu y avais pris un soin infini.
Il y avait eu la difficile « Chasse de nuit » de Paolo Uccello que t'avait décrite John Willett, le premier, dès 1980 (car tu poursuivais tes idées), puis cette brune, « type espagnole », appuyée sur une table Louis XIV, dont t'avait parlé Serge Aboukrat, cette pièce encore, en forme de bouclier provenant de Nouvelle-Guinée qui avait été très
Au second les chambres
des enfants,
des baskets dormaient dans des livres,
au mur une demoiselle
d'Avignon qu'on n'apprend pas en classe.
marquante pour Didier Semin (celle-là t'avait donné beaucoup de mal, à cause d'un délicat problème d'interprétation de la description), et encore cette scène d'ex-voto découvert enfant par Felice Varini, « une vallée très encaissée, une route à mi-chemin dans les montagnes, une charrette est tirée par un mulet, et tombe, se renverse. Le paysan qui la conduit tombe et se sauve grâce à un arbuste qui sortait à l'horizontale du précipice... »
Et, interrompant un moment ton travail, prenant la pose du peintre, le pinceau légèrement en suspens, tu nous demandais si « ça allait ».
Il y avait du bruit en bas,
il y avait le retour des courses,
il y avait « C'est toi Jim ? »
Ton propos artistique ne semblait jamais le même, tu te désaxais continuellement, mais tu traquais toujours une même vérité. Aux tirages de Villeurbanne répondirent en 1989 les huit mille photocopies de Capital d'Essais, au salon déplacé dans une galerie une de tes lettres faisait encore écho, quatre ans plus tard : « Depuis longtemps en fait (l'exposition chez Samy était un essai) j'essaye de faire une chose très difficile pour moi. Simplement déplacer quelques petits endroits de la maison que je considère comme des œuvres. Les fixer comme tel. Les donner en pâture. Sans doute ce serait difficile pour moi, mais ce serait aussi comme un témoignage de ce que je suis vraiment au fond. Un peu de Villeurbanne en trois dimensions. » Garches, 20 février 1991.
Il y avait nos discussions,
il y avait les promenades au bois,
il y avait tes mille idées.
Lorsque je pense à toi et au monde de l'art, il m'arrive de penser à Marcel Broodthaers. Pas dans son ascendance, pas dans le surréalisme. Dans cette manière légèrement à l'écart d'inventer ton monde et de décider des règles du jeu. C'est avec ce même sens du décalage poétique, et un brin d'ironie sousjacente, qu'organisant dans les commerces de
II y avait « le gai critique »
— Ça va gai critique?
Saint-Briac La Galerie dans le placard tu m’écrivais : « Comme tu imagines nous sommes assez occupés par cette "Documenta micale bretonne." » Saint Briac, 1er juillet 1996. Mais tu n'avais pas cette même tristesse de fond que le belge.
Quelques mois plus tard, une autre de tes lettres disait ceci : « Et je pense à ces mondes gratuits improbables que nous tentons les uns les autres tant bien que mal de construire. » Dinard, 10 avril 1997.
J'ai beaucoup aimé lire cette phrase. Bien sûr, d'une certaine façon, elle faisait écho à tout ce que tu entreprenais et aux difficultés que tu rencontrais souvent pour mettre en place, coordonner les éléments nécessaires à l'aboutissement de projets qui dépassaient les cadres habituels.
II y avait le samedi soir,
l'aspirateur du dimanche après-midi,
le film du dimanche soir.
Mais j'y vis autre chose, J'y vis ce qui unit et dépasse à la fois chacune de tes œuvres, du moins me semble-t-il. Ton travail, qui se concevait très souvent dans un système de relations avec les autres, voulait montrer une autre catégorie de rapports possibles, basés sur une autre qualité de l'échange. Tu cherchais dans l'art cette qualité d'échange, pour l'emmener ensuite sur l'autre rive, celle de la vie. Et quand tu la trouvais dans la vie, tu lui faisais une place dans ton art.
J'y lus aussi en filigrane la douleur que pouvait à certains moments entraîner une telle visée (« Je t'écris du bunker d'Orgeval, où Michèle a travaillé pendant près de deux mois. Le travail c'est pénible parfois. Parler franc, être droit, donner le maximum, ce n'est vraiment pas toujours, même presque jamais ce qu'il faut faire. Enfin. » 18 avril 1994), et la part d'isolement qu'elle entraîna dans un monde de transactions souvent moins généreuses.
Il y avait le lundi,
on longeait l'hippodrome endormi,
la descente vers St-CIoud,
les allées du Bois.
Et je repense à ce moment d'agora à la fois artistique et humaine que tu réalisas à Strasbourg en 1998 avec Rendez-vous à l'École. On était presque gêné de l'honneur d'y apparaître.
À cette occasion, les étudiants sentirent bien tout ce que ta manière avait de profondément original, et la générosité qui en constituait la base. Tu faisais don à des inconnus d'une part très intime de toi, à savoir ces amitiés développées au fil des années. Lesquelles devenaient le matériau même de ton œuvre. Et pour toi cela semblait, comme beaucoup des choses que tu entrepris, couler de soi.
Il y avait la Porte Maillot,
Paris était là,
et la fin du week-end.
Mais cessons un peu d'être sérieux. C'est aussi de ce naturel qu'il faudrait parler. De cette capacité à l'instar du Picasso joueur que tu admirais tant de transmuer les choses. Je me souviens de tes déguisements. Le plus célèbre fut « le pied de lampe ». « La nonne » était très bien aussi, et en Jacques Higelin tu n'étais pas mal non plus.
Et puis il y eut ce moment désopilant. C'était à l'époque de À Pierre et Marie, une exposition « en travaux » qui se tenait dans une église désaffectée de la rue d'Ulm, dans laquelle pour la prendre au mot de son intitulé tu étais rentré sur un cheval blanc un dimanche matin pluvieux. Tu voulais donc faire une bande-son qui reprenne les noms de tous les participants. Et je commençais la longue litanie... J'en ignorais certains, mais aucun ne posait de problème particulier de prononciation. Lorsqu'arriva un certain Docteur Selkuk Gerede. Quel horreur! Sous ma langue il devint tel qu'on entendit « Docteur selku qu'j'ai raide ». Ce fut de mémoire de fou rire notre plus grand fou rire.
Puis la maison sur la colline a laissé la place à celle du hameau des pêcheurs. Une première, puis une seconde. C'est en t'entendant me parler en même temps de tous tes projets et des travaux à effectuer, sur fond de cueillette par ta femme de petits fruits, que j'avais composé une ritournelle. Elle te ressemblait et disait :
« Cueillir des mûres,
penser à l'art,
porter des poutres.
Penser aux mûres, cueillir des poutres,
porter de l'art.
Cueillir de l'art, porter des mûres,
penser aux poutres. »
Salut, mon cher Gilles.
mars/octobre 2000