En septembre et octobre 1988, Gilles Mahé a présenté 360 dessins inspirés des textes du calendrier thébaïque créé par le pharaon Ramsès Il à la Galerie Samy Kinge. Il s'agissait d'images représentant les 3600 du zodiaque d'après un livre fourni par un ami astrologue. Chaque image était réalisée sur une feuille préalablement maculée par les enfants de l'artiste. Il voulait retrouver avec ce préalable la méthode de Léonard de Vinci : à savoir peindre après avoir jeté une éponge maculée de couleur sur le mur. Dans le cadre de cette exposition, les visiteurs étaient incités à fournir leurs dates, heures et lieux de naissance à l'astrologue Édouard Léo. Celui-ci choisissait alors les images qui allaient permettre d'établir leur thème astral.
Lorsque Gilles Mahé se soumit à son tour, voici quelle fut la réponse d'Édouard Léo : « Nouveau contrat financier inespéré — positif — grâce à un élément nouveau inattendu (intervention d'une personnalité très forte ?) grandes acquisitions matérielles ou spirituelles — chances — mais extrême prudence — surveiller imagination — ne pas prendre rêves pour réalité — mais aller de l'avant. Ne pas renoncer et transformations profondes (favorables) »(1). Je n'ai pas fait avec l'artiste ni avec sa femme, Michèle, l'historique des bons contrats de Gilles, mais en parcourant ses papiers, j'ai quand même eu l'impression qu'il y avait beaucoup plus de projets de contrat que de contrats réellement signés. Obstiné et tenace, Gilles Mahé n'a pas moins passé un certain nombre de contrats absolument incroyables pour le sens commun. À titre d'exemple, je voudrais évoquer celui qui l'a lié entre 1994 et 1996 à Rudy Ricciotti, architecte installé dans la région de Marseille. Gilles Mahé a fait le récit de Gilles Mahé joue au golf en pensant à Rudy Ricciotti dans un fax qu'il a adressé en réponse à un questionnaire de Jean-Marc Huitorel sur l'art et le sport. Il rappelle qu'en 1991, Rudy Ricciotti lui avait proposé de réaliser une œuvre pour lui. « N'importe laquelle », précisait le futur mécène. Gilles Mahé s'étant installé en 1994 à Saint Briac, il avait redécouvert le golf de Dinard. Il avait en effet appris à jouer au golf dans son enfance avec son père. Son récit se poursuivait ainsi : « je propose à Rudy de jouer à sa place, lui qui n'a ni le temps ni l'envie. Par contrat je lui adresserai mes cartes de score commentées. Rudy répond immédiatement oui. »
« J'ai donc abordé le sport de manière accidentelle, conjoncturelle, écrit-il à Jean-Marc Huitorel. Je ne m'y intéresse ni plus ni moins qu'avant, sauf quand je joue au golf en pensant à Rudy Ricciotti. Je pratique le golf comme d'autres la vidéo, la peinture à l'huile, avec cette différence près que je ne suis pas angoissé à l'idée ou non de réaliser mon chef-d'œuvre. Il se pourrait fort bien d'ailleurs que ce le soit alors que mes scores sont parfois bien médiocres. » Au terme du contrat, Rudy Ricciotti aura reçu des centaines de cartes de score légendées, des croquis, dessins, photographies, vidéos et peintures qui semblaient bien au-delà du contrat initial « être la réponse la plus juste à fournir à quelqu'un dont l'engagement est total. »
Le contrat n'était pas simplement un moyen de « taper son mécène »(3) comme I ‘artiste l'écrit ailleurs : ce fut un vrai contrat moral et le prétexte à une production qui tient un journal complet des activités discontinues de Gilles Mahé. Par ironie, ces travaux pourraient être qualifiés de peinture de genre, voire de paysage, c'est-à dire autant de thèmes secondaires qui ont tant réjoui les bourgeois collectionneurs depuis qu'ils ont commencé à acheter de la peinture.
Comme de nombreux autres travaux de Gilles Mahé, Gilles Mahé joue au golf en pensant à Rudy Ricciotti constitue un assemblage d'images et de documents qui tiennent plus de l'archive (avec objets et images, pourrait-on préciser) que de l'objet d'art. De quoi témoigne donc ce morceau de vie fossilisé et fétichisé, si ce n'est, et de façon particulièrement légère et « accidentelle », de ce statut dérogatoire dont jouit l'artiste dans notre société ? Plutôt que de thématiser dans quelque travail théorisant une réflexion sur le statut de l'artiste, il me semble engager ici par « observation participante » ce que je pourrais appeler une anthropologie non pas de l'artiste, mais des interlocuteurs de l'artiste.
L'historien de l'art, le critique d'art, voire le sociologue ont trop tendance à considérer l'artiste et l'art comme un personnage et une activité qui se sont mis à générer des valeurs propres et d'une telle autonomie qu'elles seraient désormais — disent-ils arbitraires et détachées des véritables attentes de la société(4). Or, de même que je considère, histoire du droit des obligations à l'appui (5), que la signature est plus le fait du collectionneur que de l'artiste, car celui-ci n'a jamais eu besoin de se prouver à lui-même qu'il était l'auteur de ses œuvres, il se pourrait que l'artiste tapant ses petites balles blanches pour le compte d'un collectionneur ne soit que l'explorateur de ce que la société peut faire pour conserver en son sein des êtres jouissant d'une dispense des contraintes communes. Il me semble que le contrat établi entre Rudy Ricciotti et Gilles Mahé nous dit tant de choses sur la façon dont la société lève les obligations pesant surtout un chacun, parce qu'aux yeux du plus grand nombre, l'artiste doit jouir de cette situation non pas pour produire son chef d'œuvre, mais pour remplir son rôle de rêveur inspiré, de réalisateur de fantasmes, de garant vivant de la créativité.
À la fin des années soixante, Daniel Buren a mis au point un avertissement joint à ses œuvres. Il établissait clairement les règles d'installation et de présentation de la pièce à respecter par le collectionneur pour qu'il puisse revendiquer la possession d'une œuvre de Buren et avec bien sûr la gratification sociale et économique attendue en retour. Le problème, nous suggère Gilles Mahé, c'est qu'on peut encore prendre des rayures pour un Buren avec ou sans contrat (6). Avec Gilles Mahé, pas de doute : les contrats nous parlent autant des autres contractants que de lui-même, car ce qu'il fait, on le verra, n'a rien d'exceptionnel.
Quand j'affirme que, lorsque Gilles Mahé joue au golf en pensant à Rudy Ricciotti, il nous informe plus sur le mécène et implicitement sur les spectateurs, je voudrais mettre en évidence non pas le caractère moqueur ou dénonciateur d'une démarche dénuée d'ironie, mais sa finesse dans une analyse menée à la satisfaction de tous. Le collectionneur en a eu pour son argent : il a vécu une relation suivie avec un artiste qui lui a raconté des histoires plus diversifiées que les messages laconiques d'On Kawara (l am still alive ou I got up at) ; il dispose d'un « matériel » qu'il ne pourra pas revendre à un pur spéculateur et il affirme par-là la nature éclairée de son mécénat. Vous, lecteurs, devez penser que Gilles Mahé ne manquait pas de culot en proposant un tel contrat et si vous ne jetez pas ce texte de dépit, ceci révèle que vous devez envier l'un ou l'autre, l'artiste ou son mécène. Bref, que Gilles Mahé a visé juste.
II y a là une interaction à laquelle nous participons tous. Nous nous demandons si c'est vrai ou sérieux, mais sans nous, à qui Gilles Mahé s'adresse en faisant sortir cette affaire du seul cadre privé dans lequel elle aurait pu rester ? Sans nous donc, ces parties de golf ne seraient qu'un conte à la manière de Boccace, qu'une simple farce. Nous partageons le contrat avec Gilles Mahé et Rudy Ricciotti dès lors que nous pensons que l'utilité de l'art est de ne pas en avoir.
Gilles Mahé est aussi éloigné de l'inutilité de l'art pour l'art et du formalisme que de l'art recyclé en fonction sociale organique et en esthétique relationnelle. Il nous prend dans une interaction, dont le contrat fait office de règle du jeu en fixant le rôle et les obligations de chacun. Cette interaction fonctionne comme une situation d'observation participative en ce sens que l'interaction se donne à voir en même temps qu'elle est à vivre. En l'occurrence, ici, nous nous voyons dans le rôle de l'amateur désintéressé pris à son propre jeu car le jeu de golf pratiqué par Gilles Mahé n'est rien d'autre qu'un désintéressement inversé.
Pierre Picot, un peintre que Gilles Mahé a rencontré à Los Angeles lors de sa virée d'une année aux USA avec femme et enfants à partir de septembre 1972, a repris à la fin des années quatre-vingt l'idée de Gratuit. En 1988, il publie Art in Los Angeles Artists 1988, qui, sur 32 pages, reproduit le portrait en situation d'autant d'artistes californiens. Parmi eux, un seul étranger, qui se présente à cheval, portant sous le bras une bombe dans l'église de la rue d'Ulm. Il s'agissait de la première visite et de la première participation de Gilles Mahé à l'exposition À Pierre et Marie.
Pierre Picot le présente ainsi : « Gilles Mahé à cheval dans une église néo-gothique à Paris (elle était en instance de démolition). Éditeur de Gratuit, le frère de ce magazine, Gilles travaille à la frange de l'art, du design, de la publicité, de la politique et de l'agitation générale. Il fait tout cela (Salut Michèle [la femme de Gilles]) avec beaucoup de panache. Interdit aux spécialistes. »
On ne peut pas dresser un portrait plus court et plus exact de Gilles Mahé y compris dans le fait que Michèle est toujours à ses côtés. Donc il travaille à la frange de l'art, du design, de la publicité etc., et il a en effet commencé comme responsable de la promotion dans les revues Créé Architecture et La Maison de Marie Claire; il réalise ensuite avec Michèle la décoration de l'appartement de Jacques Séguéla au Trocadéro, puis ils ouvrent ensemble une boutique d'objets exotiques à Garches en 1974 d'abord sous l'enseigne de la Compagnie de l'Orient et de la Chine, puis sous le nom de Chinatown. Cette boutique devient un lieu d'activités parallèles. Gérald Caillat, cinéaste avec lequel est mis au point le projet de Gratuit, revue gratuite à mi-chemin entre le pur support publicitaire et le projet artistique, tourne un long travelling dans la boutique. On y voit diverses personnes à côté des patrons de la maison, dont un certain Jean-Pierre Gillard qui, dans le Gratuit n o 0, apparaît comme le représentant du Centre International du Snobisme. On le rencontrera peu après comme critique d'art sous le nom de Jim Palette. Voici une sorte de Factory, car même si Gilles Mahé a déjà décidé depuis plusieurs années d'être artiste et qu'il a déjà exposé à son propre compte dans des locaux mis à sa disposition en 1977 avenue Foch, ou en 1978 rue de Lourmel, Gratuit va faire beaucoup plus pour son insertion dans le monde de l'art que sa « production d'atelier ». À la différence de Warhol qui a commencé comme dessinateur de mode et étalagiste, pour devenir peintre et parler en tant que peintre de la vision du monde que l'on peut avoir dans une société de consommation, Gilles Mahé aborde la société contemporaine par l'univers de la communication (publicité et médias) et par, non pas l'objet fétichisé, mais sa déclinaison. Ce que l'on appelle décoration, c'est aussi la possibilité que chacun a, comme par exemple en transformant un bus scolaire américain en maison ambulante pour une famille7, de ne pas subir un environnement d'objets, mais de s'en emparer comme une prise de parole. Barthes et Baudrillard ont commenté cette évolution de nos sociétés, Gilles et Michèle Mahé l'ont pratiquée. En d'autres termes, ils ont cru à ce qu'ils contribuaient à produire pour les magazines de la maison.
Une telle expérience de ces univers et de leurs pratiques se retrouve dans tout le travail de Gilles Mahé et en constitue le substrat unique et original. Mais, puisque nous en sommes à la question de l'originalité, sommes-nous avec Gratuit face à un produit totalement original et inédit dans le champ de l'art ? Non, pas tout à fait : des journaux d'artistes ont été produits auparavant aux États-Unis, Gilles Mahé et Gérald Caillat avaient pu en prendre connaissance. Gilles connaissait-il File, cette revue d'artiste imitant Life, le magazine illustré de référence dans le monde de la presse américaine et internationale (8) ? Connaissait-il General Idea, le groupe d'artistes décimé depuis par le sida qui prônait « collage or die » [fais des collages ou crève] dans son numéro spécial de 1973 et produisait des images ironiques imitant la mise en page de Life avec un filet de texte en bas de page, que l'on retrouvera dans Gratuit et plus fidèlement encore dans Déjà vu, dont trois numéros parurent entre janvier et avril 1981 ? Connaissait-il Avalanche et son éditeur Willoughby Sharp qui a transformé la publicité dans sa revue en véritable projet artistique, aussi intéressant que le contenu rédactionnel ? Probablement pas, mais Gilles Mahé et ses associés, dans ces aventures éditoriales de 1979 à 1983, ont aussi su tirer des conclusions comparables de l'observation des magazines et de la publicité. De telles affaires sont trop sérieuses pour les laisser aux mains des seuls professionnels, de tels outils sont trop fabuleux pour ne pas en faire quelque chose. Ce sont leurs expériences pionnières qui ont ouvert la voie à la prolifération des magazines hybrides entre mode, musique, art et société d'aujourd'hui.
Chaque Gratuit raconte des histoires en images que l'on ne saurait réduire à un assemblage de personnages, ou de raisons sociales hétéroclites. Gratuit, c'est un monde construit autour des amis qui sont aussi des personnalités intellectuelles (comme John Willett et sa New Sobriety), de quelques artistes et de galeries, c'est aussi un univers de musique (Shangai Bureau et Shandar), de vie quotidienne, d'expériences (comme la Villa Stein de Le Corbusier où Gilles et Michèle ont occupé un appartement). Décryptables ou non, tout un chacun peut voir qu'il y a des objets culturels directement visibles et d'autres évoqués indirectement, qu'il y a des images préexistantes (Concorde) et d'autres probablement faites pour l'occasion (Mollet-Viéville). On y remarque aussi des éléments issus d'un quotidien (garage) dont il n'y a aucune raison qu'on sache pourquoi il arrive là, même si à l'avenir quelque ami ou proche de Gilles aura l'occasion de nous raconter l'histoire de cette image.
Malgré les apparences, Gilles ne nous parle pas de cet art moyen que Bourdieu a théorisé et Boltanski illustré, c'est-à-dire de la photographie comme enregistrement des rites de passage et autres actes de socialisation de l'individu (9). Bourdieu a mis en avant le fait que les images, avant d'être des signes qu'il convient de produire et déchiffrer, sont au centre d'autant de pratiques sociales aussi, si ce n'est plus importantes, que le contenu spécifique de chaque image. Au-delà de la production d'un seul type d'image, le travail de Mahé met en avant la complexité de la façon dont nous construisons notre réalité sociale et notre identité dans nos usages de l'image. II nous parle de la circulation des images dans la société, de ceux qui y contribuent et de la manière dont ils y contribuent. Qu'une boutique de thé soit évoquée par une photo d'une scène de rue chinoise en pleine période coloniale (carte postale ancienne), ou la galerie Yvon Lambert par ses archives photographiques (10) n'est pas chaque fois indéchiffrable. Ce qui rend notre lecture heurtée et fascinante tient au fait que le traitement de l'image ou des annonceurs a été conçu pour les faire réagir entre eux, comme une société, comme un groupe que Gilles Mahé et Gérald Caillat auraient voulu voir engager la conversation. Et très vite en effet, nombre des annonceurs se sont pris au jeu de l'ouverture qui leur était proposée. Le principe de la publicité repose à la fois sur un principe d'appartenance et de différenciation avec des règles par registre de produits, univers de consommation et positionnement dans le domaine : Gratuit crée des conditions qui équilibrent les rapports.
Ce principe d'égalité trouverait une forme d'application chez Bertrand Lavier dont la rhétorique du « machin sur chose », pur art de la juxtaposition d'objets antinomiques ne partageant qu'un point réduit d'équivalence ou de comparaison, n'est pas sans relation avec la démarche de Gilles Mahé. Une différence cependant, et elle est de taille : lorsque de nombreux artistes s'efforcent de mettre en regard des mondes qui ne communiquent pas entre eux, ils ne le font pas toujours avec courtoisie, ou tendresse. La lacération dont témoigne Villeglé n'est pas une forme de dialogue pacifique.
Il n'y a pas de tels chocs chez Gilles Mahé, et le collage n'a pas pour lui le caractère vital qu'il a pris chez General Idea. On pourrait plutôt parler avec Gilles Mahé de glissages d'images, de rencontres fortuites et éphémères, de dialogues impromptus. Cela tient probablement au fait que nombre d'entre elles constituent des clins d'œil, des renvois à certains éléments familiers que l'on va reconnaître. II ne s'agit pas d'images de marques, mais d'allusions, d'éléments identifiant par anecdote. Gilles Mahé affectionne certaines images qui le lui rendent bien et que nous allons retrouver de travaux en travaux.
Ce dernier mot me gêne d'ailleurs, car est-il possible de parler de travail, anglicisme qui permet une dérive marxisante par rapport à « œuvre » ? Les contributions de Gilles Mahé à l'art pourraient être mieux caractérisées comme sociétés d'images, ou d'accessoires et dispositifs pour nous permettre d'engager notre commerce avec elles et par là même avec nos semblables.
Gilles Mahé, en bon publiciste, n'oublie jamais qu'une image ou un texte dans le monde de la communication est fait pour produire des interactions, c'est-à-dire induire des comportements, quitte à ce que ces comportements se réduisent à l'établissement d'un pur jeu social de manipulation du matériel imagé.
C'est ainsi qu'il faut comprendre Prix choc, envoi en masse, mais néanmoins nominal et catalogué d'affichettes commerciales récupérées en 1992 dans un magasin, dès lors promis à d'autres usages que commerciaux. Lorsque je reçus l'affichette, elle portait la mention : « Voici une affichette. Peux-tu (pouvez-vous) avoir l'amabilité de la lacérer en 6 morceaux puis l'adresser sous enveloppe à : Villeglé secrétariat 15/17 rue au Maire 75003 Paris. Merci. De Gilles Mahé à Jacques Villeglé 1994. » Que Gilles Mahé me pardonne : en tant qu'observateur je me suis toujours tenu à côté du jeu et je n'ai pas renvoyé l'affichette en question. Mais ceux qui jouèrent le jeu virent leurs débris réassemblés, catalogués et exposés.
Si je récapitule, chacun a disposé d'un même matériel, chacun a été incité à comparer ses déchirures à celles de la collection du maître ès lacération, destinataire et dernier juge de l'acte. Pourtant celui-ci avec Gilles Mahé n'a pas reproduit la sélection impitoyable du monde de l'art en ne retenant que les meilleures déchirures. Au contraire, il s'est efforcé de cataloguer avec soin chaque individu de cette société d'affichettes lacérées. Désormais petits et grands lacérateurs figurent côte à côte, au revers de chaque œuvre. En quelque sorte tous les clients ont été servis avec la même attention et ils peuvent aujourd'hui vérifier individuellement qu'ils figurent bien dans le registre des descriptions fait par Villeglé secrétariat qui fait office de catalogue. L'interaction recherchée par Gilles Mahé s'achève par une gratification. Il y a là un fonctionnement entre Mahé et ses interlocuteurs, mais aussi entre les destinataires de son envoi et le destinataire final qui leur est proposé, mais aussi entre tous et l'affichette que ne saurait mieux désigner le terme de commerce, qui permet de qualifier le travail de Gilles Mahé de commerce d'image.
L'idée de commerce désigne à la fois la mise en circulation à titre onéreux de marchandises et la fréquentation de nos semblables. Paul Valéry rappelait lors de la création de la revue Commerce qu'il anima avec Léon-Paul Fargue et Valéry Larbaud que « "l'acte de commerce" est d'acheter dans l'intention de revendre ». Il y a donc au départ une « première acquisition » (Gilles Mahé trouve les affichettes ; les destinataires les reçoivent fortuitement). Ensuite Gilles Mahé les « revend », il nous les envoie et nous incite à faire de même vis-à-vis de Jacques Mahé de la Villeglé, dont le réflexe fut de les renvoyer cataloguées à Gilles Mahé avec la mention « mai 1994 Opération MAHÉ/MAHÉ. Compte rendu du 12 juillet 1994 ». Mais, ce « commerce » ne s'arrêta point là puisqu'en 1995 Gilles Mahé commença un cycle d'expositions sous le titre Prix choc : opération monochrome Mahé/Mahé. Nomenclature du catalogue Villeglé secrétariat avec une présentation fin avril à la galerie Gilbert Brownstone à Paris.
On voit ici comment la démarche initiale issue selon Gilles Mahé de la production ou de la collecte d'une multitude d'images dénommées le stock, indéfiniment utilisées et réutilisées, est en fait autrement complexe.
II y a bien eu « acquisition » d'images dans un sens technique emprunté au langage informatique d'aujourd'hui, en ce sens que l'origine ou le mode de production sont des questions négligées au seul profit de la prise en charge d'une image qui pourra ensuite circuler, ou donner lieu à des utilisations diverses. L'acquisition d'images désigne aujourd'hui un processus dans lequel l'image est dématérialisée. Pour Gilles Mahé, elle est défétichisée ; la question de son origine est devenue incongrue. En effet, si l'on entend en posant la question de l'origine vérifier l'authenticité de l'image, ou problématiser cette question — ce qui revient à rester dans la logique de l'œuvre originale —, on est dès lors complètement à côté de ce qu'entreprend Gilles Mahé. Même si la question du faux, plus que celle de l'authenticité apparaît dans le travail de Gilles Mahé, la question de l'autorité n'est jamais dramatisée, elle n'est jamais thématisée comme centrale ou déterminante. La relation de Gilles Mahé aux images est celle d'une mise en circulation - qu'il en soit ou non l'auteur —, habitude acquise dans la presse magazine et dans l'univers de la publicité et de la communication, où une image doit servir un propos, un objectif, où elle s'insère dans un ensemble plus vaste, beaucoup plus vaste que l'univers confiné d'un tableau ou la scène limitée d'un collage. L'image seule, unique, porte avec elle la présence de celui ou celle qui l'a conçue, mais les pages de magazine absorbent les reportages les plus signés dans un courant où cette signature s'érode.
Or, ce qui est très intéressant chez Gilles Mahé tient à son habitude à ne jamais laisser agir l'image seule. Avec lui l'image est toujours en société, le commerce qu'elle entretient avec nous se développe selon des situations renouvelées où la compagnie des images nous parle de la compagnie des spectateurs.
Prenons l'exemple de l'exposition 8 jours chez Samy Kinge qui s'est tenue du 28 avril au 7 mai 1987. Elle est issue d'une proposition formulée par Michèle Mahé et Jim Palette, critique d'art et ami très proche qui les conduisit à rassembler rapidement autour de la cheminée quelques œuvres présentes dans le salon de la maison où ils vivent alors, à Garches dans la proche banlieue parisienne. Gilles Mahé décida de reconstituer cette « composition » à l'identique dans la galerie. Cette composition est un décor plus proche par sa distanciation de certains travaux de Marcel Broodthaers que des installations illusionnistes de Guillaume Bijl.
Mais, à la différence de ces deux artistes et de leurs travaux, ce décor n'est pas construit sur un scénario, car il émane d'une conversation, d'un processus d'échange dont témoigne en quelque sorte l'image double posée en dessus de cheminée : elle représente une scène d'intérieur où quelques personnages dans un salon semblent tourner leur regard ou déterminer leurs attitudes par rapport à quelque chose ou à quelqu'un, ou encore à une situation absente de l'image. Le dédoublement de la scène, l'éclairage latéral créent un espace narratif comparable à celui de certains tableaux de Poussin. Il me fait penser au Paysage avec Orion aveugle (1658, The Metropolitan, New York), où Orion se fait conduire quelque part au fond du tableau vers un lieu que nous ne pouvons voir, mais vers lequel nous orientent les attitudes et la lumière. Ici, nous sommes dans la position d'Orion, nous devons nous laisser guider sans savoir où nous allons. La peinture n'a pas attendu l'esthétique relationnelle pour suggérer ou induire des conduites, et i l est clair que la composition de Gilles Mahé s'origine dans une scène primitive qui s'est jouée dans le cadre familial et familier, dans la grande pièce ensoleillée à Garches dont nous ne saisissons que l'ambiance. Ces personnages donnent vie à la nature morte qui nous sépare d'eux : le fauteuil, le guéridon, la desserte et le vase de fleurs, les différents tableaux et « œuvres d'art » qui se trouvent là.
Aussi voit-on les peintures, ou plutôt les collages encadrés et appuyés au sol les uns contre les autres, comme si on venait de les sortir pour quelque séance d'observation. Parmi eux, le plus visible est un portrait photographique qui ressemble à Gilles Mahé, un portrait retouché par des ajouts masquant en partie l'image originale. En évidence également, car il est placé au centre, un faux Picasso, si faux qu'il se présente comme tel, signé Gilles Mahé. Lui aussi semble être un autoportrait fait de peinture et de collage sur un fond de papier journal. Des cadres vides sur le côté situent la scène chez un artiste, mais au premier plan à gauche, la petite figurine, la nana agite ses bras pour attirer notre attention sur cette « origine du monde » qui nous aveuglait, nous collectionneurs intéressés par l'objet de désir que représente cette image.
Cette installation comporte donc à la fois la trace du récit de son élaboration dans une scène en partie énigmatique, et un choix de travaux que l'acheteur éventuel pouvait acquérir au détail ou en bloc avec les meubles et « les murs ».
L'arrangement de ces tableaux, collages et photographies, comporte aussi, on le voit aisément, la place vide du spectateur qui peut, s'il le désire, rejouer la partie l'installation nous le laisse croire. Ici, l'installation absorbe les chefs-d’œuvre non authentiques ou vrais faux à la différence d'un Triptychos posthistoricus du début des années quatre-vingt de Braco Dimitrijevic qui comprend un Giorgio de Chirico de 1927, Meubles dans la vallée.
On pourrait penser que le retour à la peinture avait tenté Gilles Mahé, comme en témoigne le mur peint réalisé au Mans en 1982 ou la robe peinte pour Castelbajac, mais en 1987 les jeux sont faits : la peinture n'est plus à considérer dans l'absolu, elle n'est plus qu'un accessoire au bout duquel s'agitent les regardeurs. Des regardeurs-joueurs comme ceux qui apparaissent sur la photo, des regardeurs-mateurs comme celui qui doit prendre place dans le fauteuil, des regardeurs amateurs qui, avec l'aide de la liste des prix, vont démanteler par leur choix la belle ordonnance à déconstruire les chefs-d'œuvre.
Avec 8 jours chez Samy Kinge, l'amateur de peintures est passé avec sa panoplie au magasin des accessoires, à moins que nous ne soyons en fait ici convoqués dans un musée d'ethnographie qui, dans quelque siècle à venir, nous montrerait la drôle de relation que les hommes avaient avec des images fixées sur des objets.
Pour conclure, il me semble que l'on peut considérer de nombreuses interventions de Gilles Mahé comme autant de formes d'une sorte d'anthropologie de la communication. En effet, Gilles Mahé ne considère plus l'art comme un domaine spécialisé, ni la communication comme un monde contrôlé par Big Brother, ou encore l'univers de la communication comme le monde des multinationales. Il y a, pour lui, dans la société, des moyens d'être et de vivre ensemble qui se caractérisent par des échanges avec message ou non. Ces échanges sont extrêmement divers, ils constituent un commerce où la relation entre les participants doit être équilibrée. Même si dans son travail rentre une grande part de participation intuitive au processus qu'il engage, Gilles Mahé n'a pas été simplement un homme sympathique qui savait communiquer et faire participer les autres, il a créé des situations et des dispositifs qui sont de véritables constructions théoriques en ceci qu'elles mettent en évidence nos comportements face à l'image, face à l'art en nous conduisant à agir.
Je n'ai pas voulu imposer au lecteur une lecture théorique des contrats de Gilles Mahé, parce qu'il me semble que sa théorie n'est pas dans le contrat — le contrat n'est qu'une règle du jeu — mais dans la création de situation qui nous fait participer et observer à la fois. Cette situation relativise la place des comportements artistiques conventionnels y compris dans les nouveaux médias vis-à-vis de l'ensemble des interactions à caractère esthétique qui se jouent tous les jours et il n'est pas évident que nous en ayons exploré toutes les possibilités par nous-mêmes.